« Mesures de guerre. Pertes, savoirs, usages », bouquet 2023

Hernán Otero

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Depuis toujours existe une relation étroite, bien que complexe et fluctuante, entre la guerre, la population et les progrès scientifiques, y compris, parmi ces derniers, les processus de mesure. Cette relation est devenue plus profonde et plus systématique avec l’émergence des États modernes et leur désir de connaître et de garantir la gouvernementalité des populations. Il n’est donc pas étonnant que la revue Histoire & Mesure ait consacré en 2007 un dossier, coordonné par Claire Lemercier, au thème « Guerre et statistiques ». Au-delà de ce dossier pionnier, la revue a publié, depuis sa création, de nombreux articles qui traitent directement ou indirectement de la relation entre la guerre et la mesure. Laissant de côté les aspects économiques et financiers de la guerre, le présent texte cherche à retrouver certaines des connexions présentées dans le dossier de 2007 et à les compléter par des contributions provenant d’autres travaux publiés dans la revue.

Au-delà de son importance à d’autres niveaux – depuis les aspects strictement militaires, nécessairement plus évidents, jusqu’aux aspects politiques et culturels – la guerre peut être considérée, avant tout, comme une variable indépendante d’hypothèses intéressantes pour les processus de mesure.

La première relation entre la guerre et la mesure qui vient à l’esprit concerne le difficile problème de l’évaluation quantitative des pertes humaines dans les conflits. Il s’agit, comme on le sait, d’une évaluation complexe en raison des circonstances exceptionnelles de la guerre, de la difficulté d’obtenir des sources fiables et comparables et de la pluralité des dimensions incluses dans le concept de pertes. Pour simplifier un panorama complexe, la production s’est orientée dans deux directions principales. La première est l’approche inductive basée sur la somme des pertes humaines à partir des sources militaires et des rapports officiels, dont les avantages et les limites sont clairement exposés par Alain Guéry (1991) pour l’histoire européenne – en particulier celle de la France – du XVIIe au XIXe siècle. L’approche classique de l’histoire quantitative permet d’identifier les cycles de guerre et surtout les effets indirects et à retardement causés par la propagation de la maladie pendant les conflits et dans la période d’après-guerre. La deuxième, l’approche déductive basée sur la modélisation mathématique des comportements sociaux, comme le propose Cesare Marchetti (1992) pour les grands cataclysmes du XXe siècle, tels que les Première et Seconde Guerres mondiales et la guerre du Vietnam. L’hypothèse de base de l’auteur est que « les actions humaines sont les conséquences physiques de la diffusion culturelle de modèles ou paradigmes d’action », ce qui permet de formaliser les séquences d’événements résultants.

L’impact des guerres sur la mortalité et les crises démographiques, plus central dans l’interprétation de Guéry, a progressivement perdu de son importance historiographique par rapport à l’autonomie des famines et des épidémies, comme le montre le dossier « Revisiter les crises » (2011, vol. 16, no 1), consacré à l’exploration des relations, à la fois malthusiennes et labroussiennes, entre crises de subsistance et crises démographiques en Europe du XVIe au XIXe siècle. La plus grande autonomie accordée aux facteurs susmentionnés illustre le grand développement de l’histoire économique et sanitaire sans que la guerre ne perde de son importance.

Outre les vies humaines, la guerre entraîne d’immenses pertes matérielles pour l’infrastructure de la société. Ceci est particulièrement évident dans le tissu urbain, surtout pendant les guerres dévastatrices du XXe siècle qui ont mis fin à la dichotomie classique entre le front et l’arrière et ont fait des villes les cibles d’attaques massives. Élément destructeur par nature, la guerre impose la quantification des compensations économiques entre pays belligérants, dont il n’est pas nécessaire de rappeler ici la centralité comme lien entre la première et la deuxième guerre, mais aussi des compensations pour les victimes individuelles des conflits. Comme le montre Nathalie Moine (2013), l’évaluation des pertes matérielles pendant la Seconde Guerre mondiale en URSS a nécessité d’aborder non seulement des enjeux juridiques, politiques et méthodologiques complexes – dans lesquels la quantification est omniprésente – mais aussi les implications sociales et culturelles des processus de calcul, comme la légitimation de la propriété personnelle selon des modèles prérévolutionnaires et différents de ceux des pays occidentaux. Les problèmes posés par l’équivalence entre les biens matériels détruits et ceux restitués aux propriétaires, via des mesures intermédiaires comme la notion de surfaces d’égale valeur ou la valeur monétaire, apparaissent également dans l’analyse de Virginie Chabrol (2010) sur la reconstruction urbaine d’Yvetot (Normandie) après la Seconde Guerre mondiale. Outre les problèmes de mesure, le remembrement de la ville permet d’apprécier l’effet paradoxalement créateur et refondateur de la destruction, grâce à l’application – toujours partielle, puisque le passé conserve une partie de son empreinte – de théories et de modèles de rationalisation de l’espace urbain. Beaucoup moins fréquentées, mais tout aussi pertinentes, sont les pertes environnementales, comme le montrent Thao Tran, Jean-Paul Amat et Françoise Pirot dans leur étude sur la défoliation causée par la guerre chimique au Viêt Nam entre 1961 et 1971, incluse dans le dossier de 2007. Basée sur l’utilisation systématique des systèmes d’information géographique (SIG) et la combinaison de sources civiles et militaires, l’analyse statistique des opérations de déforestation américaines dans le sud du pays permet de cartographier les zones les plus touchées par les herbicides et autres agents chimiques. Les auteurs concluent que, malgré l’importance des opérations militaires, l’analyse globale « permet de relativiser le pouvoir de la guerre », car les changements dans les paysages dépendent aussi d’autres facteurs tels que les aménagements hydrauliques, les pratiques sylvicoles et l’aquaculture, qui « contribuent sur des échelles de temps plus longues à des perturbations générales ».

L’effort de guerre entraîne également un profond réajustement de l’appareil d’État, affectant les institutions chargées de la production statistique, leurs membres et les séries qu’ils produisent. Il s’agit bien sûr d’une évidence, visible dans la naturalité avec laquelle les conflits guerriers et les moments de paix relative comme ceux de l’entre-deux-guerres définissent la périodisation d’une grande partie des textes historiques. Dans le cas des institutions, les réflexions de Béatrice Touchelay (2007), qui reprennent le travail de Clotilde Druelle-Korn (2007), permettent de conclure que, contrairement à ce qui s’est passé pendant la Première Guerre mondiale au cours de laquelle la Statistique générale de la France n’a pas joué de rôle significatif, l’Occupation a accéléré le développement de la statistique publique française, processus qui a abouti à la création de l’Insee en 1946. Les transformations induites par la guerre dépassent certainement le système statistique et englobent la quasi-totalité de la bureaucratie étatique, comme le montre l’analyse de Judit Pál et Vlad Popovici (2022) sur les transformations du corps des fonctionnaires publics départementaux de Transylvanie entre 1918 et 1925. À partir de la construction d’une base de données régionale et de l’utilisation de méthodes statistiques multivariées, les auteurs proposent une image plus nuancée du processus de « roumanisation » de la bureaucratie après la Grande Guerre. Les résultats montrent qu’outre l’appartenance ethnique, l’avancement hiérarchique fut influencé par l’éducation et la préparation professionnelle, l’ancienneté dans le poste (un facteur associé à l’utilisation de réseaux sociaux et professionnels locaux) et le niveau de la position administrative. Sur un plan théorique plus général, l’étude met l’accent sur le compromis entre les directives politiques de l’autorité centrale et les besoins découlant de la logique de professionnalisation de la bureaucratie.

L’impact différentiel des conflits est également perceptible dans la production de séries statistiques. Grâce à des dynamiques qui défient toute association linéaire, les guerres peuvent entraîner à la fois le maintien de séries préexistantes et l’émergence de statistiques spécifiques ou, plus souvent, la disparition et la discontinuité de relevés. Le cas des statistiques judiciaires belges, analysé par Guillaume Baclin, Jonas Campion et Xavier Rousseaux (2007), illustre amplement la première situation, en soulignant comment « les guerres et sorties de guerres servent de révélateurs aux enjeux d’une statistique comme discours de l’État sur son fonctionnement ». La disparition des statistiques de consommation entre 1933 et 1965 en raison de la guerre civile espagnole et de sa sévère période d’après-guerre, évoquée par Francisco Muñoz-Pradas (2011) dans son étude sur la consommation de lait entre 1925 et 1981, illustre, parmi beaucoup d’autres textes possibles, la seconde situation. La lente reprise des niveaux de consommation d’avant la guerre civile, quant à elle, témoigne également des effets de la guerre et de l’après-guerre sur la transition nutritionnelle espagnole.

La relation entre la guerre et la statistique peut également être envisagée, de manière plus indirecte, en termes de savoir, grâce à l’importance accordée à la précision dans le monde militaire, comme l’illustrent les expéditions scientifiques organisées par la section de géodésie de l’armée, avec le soutien de personnalités telles que le mathématicien Henri Poincaré, dans le but de mesurer l’arc d’un méridien terrestre en Amérique du Sud (Martina Schiavon, 2006). Ce type de relation a été particulièrement évident lors de la formation des systèmes statistiques latino-américains au XIXe siècle, et sans doute dans d’autres régions également, comme le montre la participation des militaires à la création d’institutions et à la réalisation d’enquêtes et de recherches de nature quantitative.

Si les usages politiques et autres affectent tous les domaines de la production statistique, la question atteint son paroxysme lors des conflits militaires et sans doute pas seulement dans les États totalitaires. Comme le rappelle Claire Lemercier dans l’introduction du dossier pionnier de 2007, « mutisme ou propagande […] sont souvent les écueils auxquels les sources liées aux guerres confrontent l’historien ». Cela peut affecter les estimations des pertes au combat, qui peuvent être minimisées ou amplifiées selon qu’il s’agit des siennes ou de celles de l’ennemi. Si la guerre est la continuation de la politique par d’autres armes, selon la célèbre phrase de Carl von Clausewitz, les statistiques peuvent devenir la continuation de la politique au moyen de récits chiffrés renforcés par leur aura d’objectivité et de distance. Un exemple remarquable en est la contribution de Philippe Garraud (2010) sur le rôle des données quantitatives dans la construction d’un discours de légitimation du rôle de l’aviation française « invaincue » en 1940. La construction de ce « mythe », dont l’auteur propose une réévaluation statistique plus nuancée, a eu « un caractère relativement tardif puisqu’il prend corps des années 1960 aux années 1990 ». Comme c’est généralement le cas pour la relation entre les statistiques et les récits historiques, elle comprend d’autres éléments qui dépassent les aspects purement comptables. Dans un sens plus général, la contribution susmentionnée de Guillaume Baclin, Jonas Campion et Xavier Rousseaux (2007) démontre également « l’importance du discours chiffré pour la reconstruction des identités nationales », une utilisation politique et culturelle particulièrement urgente dans les périodes d’après-guerre. Un autre exemple très intéressant de l’utilisation d’un chiffre comme « mythe » politique est celui des condamnés à mort en Belgique entre 1944 et 1950, sujet abordé par Koen Aerts (2008). En analysant les processus juridiques et les décideurs responsables de l’octroi du droit de grâce, l’auteur conclut qu’« il n’y a aucune raison de considérer le chiffre de 242 exécutions » de cette période « comme une vengeance directe et bien calculée répondant à l’assassinat de 240 otages pendant l’occupation », comme le proposent certains milieux politiques de nationalistes flamands d’extrême-droite. Au-delà du cas historique particulier, le texte illustre un aspect d’un grand intérêt théorique : la complexité des décisions et processus individuels et structurels qui donnent naissance à un chiffre et les risques de surinterprétation de celui-ci comme le produit d’actions conscientes et intentionnelles émanant d’un acteur unique.

Une autre façon d’aborder les usages des statistiques se réfère à l’émergence ou à la modification des catégories de population, usages qui peuvent s’exprimer à la fois dans les discours étatiques et dans les effets juridiques que les conflits ont sur les individus. Tout d’abord, les catégories ethniques et nationales, produit direct de la reconfiguration territoriale des pays vaincus, sujet qui a constitué un champ d’intérêt particulier dans la socio-histoire des statistiques, surtout lorsqu’il s’agit de relations de domination coloniale, comme le montre en partie le dossier « Compter l’autre » (1998, vol. 13, no 1-2). Au-delà de ces catégories évidentes, les guerres génèrent un grand nombre de catégories spécifiques, comme c’est le cas avec la notion de « victime de l’occupation » dans le travail précité de Nathalie Moine (2013). Les exemples pourraient être facilement multipliés, comme pour les termes liés à la notion de pertes humaines (morts, blessés, disparus, prisonniers, etc.), autre aspect des difficultés affectant la précision des estimations. Il en va de même pour les catégories générées par la mobilisation militaire (déserteurs, insoumis, réformés, etc.) et, de manière plus spectaculaire, pour celles liées au phénomène plus large de la mobilité humaine (réfugiés, exilés, fugitifs, etc.). Ces catégories constituent des enjeux juridiques et statistiques qui, au-delà de leur utilisation spécifique par les gouvernements et les individus, peuvent générer des bases d’un grand intérêt historique. La monumentale base des données Morts pour la France du ministère des Armées en est un bon exemple, car elle présente un très grand intérêt, parmi beaucoup d’autres, pour l’évaluation de la réponse à la mobilisation militaire des communautés françaises à l’étranger.

D’autres connexions et références, aussi bien aux articles qu’aux dossiers de la revue, sont sans doute possibles en raison de l’omniprésence de la guerre dans l’histoire de l’humanité. Malgré cela, les contributions de la revue se sont concentrées sur les grands cataclysmes du XXe siècle, comme on peut s’y attendre compte tenu de leur importance et de leur ampleur. La nette prédominance des pays centraux et du cas français, commune à d’autres thèmes de recherche, est un autre point à noter. On pourrait également affirmer que, malgré ses multiples liens avec la mesure, la guerre a peut-être eu moins de place que prévu. Pour paraphraser l’interprétation de Jorge Luis Borges sur l’inexistence des chameaux dans le Coran, il est probable que cette absence soit précisément due à l’omniprésence et à l’évidence même de la guerre dans l’histoire de la mesure et dans la mesure de l’histoire.


  • Dossier Guerre et statistiques (vol. 32, no 1, 2017). DOI : 10.4000/histoiremesure.2203
  • Alain Guéry, « Les comptes de la mort vague après la guerre. Pertes de guerre et conjoncture du phénomène guerre, XVIIeXIXe siècles » (vol. 6, no 3-4, 1991). DOI : 10.3406/hism.1991.1399
  • Cesare Marchetti, « A Simple Mathematical Model of War Events » (vol. 7, no 3-4, 1992). DOI : 10.3406/hism.1992.1408
  • Dossier Revisiter les crises (vol. 16, no 1, 2011). DOI : 10.4000/histoiremesure.4118
  • Nathalie Moine, « Évaluer les pertes matérielles de la population pendant la Deuxième Guerre mondiale en URSS : vers la légitimation de la propriété privée ? » (vol. 28, no 1, 2013). DOI : 10.4000/histoiremesure.4746
  • Virginie Chabrol, « Le remembrement comme vecteur d’une idée urbaine. Reconstruire une ville après la Seconde Guerre mondiale » (vol. 25, no 1, 2010). DOI : 10.4000/histoiremesure.3975
  • Thao Tran, Jean-Paul Amat & Françoise Pirot, « Guerre et défoliation dans le Sud Viêt-Nam, 1961-1971 » (vol. 22, no 1, 2007). DOI : 10.4000/histoiremesure.227
  • Béatrice Touchelay, « De “guerres et statistiques” à “la genèse de la décision”. Premier bilan des journées d’études sur la statistique dans la France contemporaine » (vol. 22, no 1, 2007). DOI : 10.4000/histoiremesure.2283
  • Clotilde Druelle-Korn, « Ministère du Commerce-Statistique générale de la France. Le rendez-vous manqué des statistiques économiques » (vol. 22, no 1, 2007). DOI : 10.4000/histoiremesure.2263
  • Judit Pál & Vlad Popovici, « Une analyse statistique du personnel de l’administration publique départementale de Transylvanie pendant son intégration administrative au royaume de Roumanie (1918-1925) » (vol. 37, no 2, 2022). DOI : 10.4000/histoiremesure.16741
  • Guillaume Baclin, Jonas Campion & Xavier Rousseaux, « Les chiffres en guerre. Occupations, justices et statistiques pénales en Belgique (1914-1950) » (vol. 22, no 1, 2007). DOI : 10.4000/histoiremesure.2213
  • Francisco Muñoz-Pradas, « Consumer Populations and Nutritional Transition in Spain in the Twentieth Century. A Methodology for their Reconstruction » (vol. 26, no 2, 2011). DOI : 10.4000/histoiremesure.4249
  • Martina Schiavon, « Les officiers géodésiens du Service géographique de l’armée et la mesure de l’arc de méridien de Quito (1901-1906) » (vol. 21, no 2, 2006). DOI : 10.4000/histoiremesure.1746
  • Claire Lemercier, « Introduction. Guerres, après-guerre et statistiques » (vol. 22, no 1, 2007). DOI : 10.4000/histoiremesure.2233
  • Philippe Garraud, « La contribution des données chiffrées à la construction d’un mythe. L’armée de l’Air “invaincue” en 1940 » (vol. 25, no 2, 2010). DOI : 10.4000/histoiremesure.4040
  • Koen Aerts, « La peine de mort dans la Belgique d’après-guerre (1944-1950). Un sacrifice symbolique ? » (vol. 23, no 1, 2008). DOI : 10.4000/histoiremesure.3103
  • Dossier Compter l’autre (vol. 13, no 1-2, 1998). URL : https://www.persee.fr/issue/hism_0982-1783_1998_num_13_1